Des cristaux [PV Keetech]

1er septembre 1762

Il faisait chaud, mais une couche nuageuse arrivait de la mer. Demens leva les yeux un moment pour observer ce prologue météorologique qui annonçait les moussons de la saison à venir. Comme pour la plupart de ses excursions, il était vêtu de son armure de cuir légère dont les traces d’usure étaient assez visibles, mais il n’avait pas son manteau militaire. Le vêtement aurait été inutile et encombrant dans cette chaleur plus sèche que celle de la zone marécageuse. Bien entendu, sa manche gauche était inexistante puisque les cristaux poussant sur son bras auraient abimé le cuir de toute manière. Mortuus et Plumae à la cuisse droite, Latus dans sa botte gauche, son sac sans fond en bandoulière, c’était autant d’indices qui aurait permis à quiconque de comprendre qu’il n’en était pas à sa première balade en ces lieux. Lorsque le soleil parvenait à percer un moment les nuages, l’ombre de l’homme se découpait sur le sol et les cristaux produisait comme un halo bleuté.

L’alchimiste avait quitté Athgalan la perfide depuis déjà quelques jours et c’était dirigé vers l’est afin de renouveler quelques ingrédients. Lorsqu’il avait avisé qu’il s’absenterait un moment, on l’avait questionné sur la manière dont il prévoyait voyager. La réponse avait été assez simple : il irait seul et à pied. La plupart des malfrats étant plus à l’aise sur l’eau que sur terre, c’était pour eux un comportement qui sortait de l’ordinaire, d’autant plus que les dangers inhérents à l’île étaient connus depuis sa découverte. Ce que tous ignoraient, c’était que l’homme aux cristaux avait survécu à des situations bien plus éprouvantes que ce que certains seraient apte à supporter et ce sans jamais broncher. Le détachement de Demens pour sa propre personne y était certainement pour quelque chose, mais aux yeux d’autrui, volontairement s’enfoncer dans Néthéril en solitaire ne faisait qu’ajouter à l’étrangeté qui entourait déjà l’énergumène.

Le Cafard marchait depuis plusieurs heures, aussi décida-t-il de faire une pause, choisissant comme siège provisoire une roche de grès assez massive. Il glissa sa main dans sa sacoche sans fond et en ressortis une gourde et plusieurs pièces de viande séchée attachées ensemble en forme de cylindre par une corde. La viande provenait d’un pirate qui avait trouvé la mort dans une taverne de la ville sombre et sur lequel il avait pu se servir sans problème. La gourde contenait pour sa part de l’eau agrémentée alchimiquement d’éléments nutritifs qui venait compléter la collation.

Isolé, silencieux, Demens observa le ciel sans vraiment le regarder.

La reine des nuées survolait la mer qui bordait l’ile de Néthéril, faisant naitre des vagues d’écumes à la surface des flots qu’elle frôlait du bout de ses ailes immenses. En ce début de Septembre, l’air était empli d’une chaleur moite, annonçant les prémices de la mousson, mais ce climat tropical n’importunait guère la reptilienne qu’elle était. Elle survola l’ile, couvrant de son ombre gigantesque les savanes broussailleuses, recouvertes d’un tapis d’herbe jaunie, semblable à de la poussière d’or et les jungles couleur d’émeraude. Durant ce survol, Keetech songea que les contrées de l’archipel de Tiamantara étaient parées d’une beauté exotique à couper le souffle et regorgeaient de trésors naturels à admirer ; néanmoins, aucune de ses terres ne parvenait à égaler, à ses yeux, la splendeur du continent sauvage ; le lieu qui l’avait vu naitre et grandir. La dragonne de Quartz avait tout abandonné pour rejoindre son bien-aimé Verith l’écarlate et nul regret n’entachait le bonheur de leurs retrouvailles ; cependant, une bouffée de nostalgie envahissait parfois son cœur et elle se surprenait à repenser à son pays natal et à ses congénères qui y demeuraient.

Fort heureusement, le nouvel archipel comportait de nombreuses bêtes sauvages à chasser et un bestiaire pour le moins extraordinaire. En grande chasseresse qu’elle était, Quartzécailles ne pouvait y rester insensible. D’ailleurs, aujourd’hui, la dragonne de l’orage avait prévu de se mettre en quête d’une espèce endémique à l’ile de Néthéril et nommée Karapts. Ces créatures de forme insectoides, pourvues d’une force incroyable étaient observées uniquement par les dragons et les dragonniers. Cela faisait plusieurs heures que l’orageuse recherchait ces proies à la chair ô combien succulente.

Apparemment la chance venait de lui sourire car juste devant elle, dissimulé au cœur d’un cratère, se trouvait une colonie de Karapts. La dragonne aux instincts prédateurs aiguisés, fendit les cieux en direction de l’essaim de Karapts, ouvrant grand sa gueule hérissée de crocs acérés d’un bleu aussi lumineux que celui des cristaux qui ornaient son crâne. Puis, cette dernière fit jaillir un souffle de feu qui transforma les insectes géants en de véritables torches. Tandis que la plupart d’entre eux se consumaient et qu’une odeur de chair calcinée se répandait dans l’atmosphère, l’écailleuse s’empara de leurs corps grillés et commença à se délecter de ce qui était l’un de ses mets préférés.

Soudain, la fille des tempêtes crût apercevoir une forme humanoïde, juché sur un rocher de grès. S’agissait-il d’un bipède ? Et avait-il assisté à toute la scène ? Probablement, mais la fière dragonne accordait bien peu d’intérêt à ce que l’un de ces deux-pattes en avait pensé. Bien qu’elle puisse se révéler courtoise envers ceux qui savaient faire preuve de respect vis-à-vis de la race draconique, celle-ci demeurait convaincue de la supériorité de son peuple. La saurienne allait s’éloigner sans accorder davantage d’attention à l’homme installé sur son rocher, lorsque soudain quelque chose d’inattendu attira son regard.

Les rayons du soleil faisaient briller le crâne de l’homme et elle remarqua que ce dernier portait, à son instar, la marque du cristal…Cette découverte était suffisamment digne d’intérêt pour que la dragonne de Quartz décide de s’attarder un instant sur ce curieux bonhomme. Quartzécaille s’avança vers lui, faisant trembler le sol et dissimulant à l’humain la lumière du soleil en raison de sa taille imposante.

Elle pencha sa tête vers l’homme, si près que ce dernier pouvait mirer son propre reflet dans ses prunelles bleutées, semblables à deux miroirs d’azur.

- Bipède, comment tu te nommes-tu et quelle est la raison de ta présence en ce lieu reculé ? Mon nom est Keetech et je suis la dragonne de Quartz.

Les nuages produisaient des formes aléatoires et changeantes pour lesquelles Demens n’avait aucun intérêt. Il s’agissait d’un phénomène naturel des plus communs auquel il n’associait pas la moindre beauté ni la moindre poésie. En fait, son esprit était présentement occupé à déterminer le parcours le plus optimal pour recueillir ce qu’il était venu chercher, car étant déjà passé en ces lieux avant, il savait déjà où trouver quoi.

Sa réflexion se trouva écourtée lorsqu’une forme se laissa deviner à travers les nuages. En simple Humain qu’il était, l’alchimiste n’avait pas le regard perçant des Elfes, mais il lui fut vite évident que la créature qui s’approchait n’était nulle autre qu’un Dragon. Étrangement, c’est dans cette même région que l’homme avait rencontré deux mois plus tôt Kaalys, le Dragon de Nacre.

~ Encore lui? ~

Cependant, la silhouette n’y correspondait pas, d’autant plus que sa taille était de beaucoup supérieure maintenant qu’il voyait la bête de plus près. Alors que le saurien était pour passer loin au-dessus de lui à toute vitesse, il piqua soudainement vers le sol vers un point situé à plusieurs centaines de mètres de l’endroit où Demens avait pris place. Une infime partie de son corps énorme disparu dans un cratère où se trouvait vraisemblablement de quoi manger. Sans être trop certain de l’être, l’alchimiste se souvenait l’avoir vu guider les bateaux durant la traversée, les cristaux de son corps étant un trait indéniable quant à son identité. Après quelque minute à se nourrir, la bête s’interrompit et fixa le Cafard un cours instant avant de s’avancer vers lui en marchant.

Bien que le Dragon allât à un rythme normal, sa taille lui permit tout de même de franchir en quelques pas une distance qui aurait pris bien davantage à un Humain moyen. D’ailleurs, un Humain moyen aurait probablement été effrayé ou à tout le moins impressionné par un tel spectacle, mais Demens était de ceux qui sortaient de la moyenne et constatait simplement ce qui se déroulait.

Arrivé à sa hauteur, le saurien pencha sa tête et l’approcha du Cafard, qui aurait aussi bien pu être une fourmi à ses yeux, pour lui parler par télépathie.

- Bipède, comment te nommes-tu et quelle est la raison de ta présence en ce lieu reculé? Mon nom est Keetech et je suis la Dragonne de Quartz.

C’était un nom qu’il avait entendu et qu’il connaissait bien puisqu’une des îles avait été baptisée en son honneur. L’homme se leva donc afin de répondre comme il se devait ; son intérêt pour le sang draconique l’avait mené à étudier tout ce qui était connu de cette race ancestrale et il connaissait en théorie comment s’adresser à celle qui lui parlait.

- Grande Maîtresse de l’Orage, c’est un véritable honneur pour l’humble Humain que je suis d’ainsi vous rencontrer par le plus pur des hasards. Demens Torqueo est mon nom et les raisons qui motivent ma présence en ce lieu sont d’une nature professionnelle. Je suis alchimiste et je viens quérir dans cette région des ingrédients de nature végétale, animale et minérale.

Son ton demeurait neutre, comme à l’habitude, mais il se donna la peine d’y aller d’un discours plus garni. S’il n’avait que faire des relations sociales avec ses homologues humanoïdes, être en termes au-moins adéquats avec un être comme Keetech pouvait toujours se révéler utile dans le long terme.

Keetech l’observait sans ciller, lui renvoyant son propre regard pénétrant. Ses salutations semblaient avoir été adéquates pour la Dragonne puisqu’elle poursuivit la conversation en manifestant une certaine curiosité quant à ce qu’il venait de dire. Contrairement au Dragon de Nacre, celle qui lui faisait face ne semblait rien savoir à propos des Humains, aussi Demens supposa-t-il que la notion d’alchimie ne faisait a priori pas parti du fameux savoir collectif et ancestral propre aux sauriens, mais contrairement à bien d’autres informations sur ces êtres hors du commun, il n’avait qu’une connaissance limitée de celle-ci puisqu’elle était peu comprise des non-Dragons.

Peu lui importait, puisqu’il avait l’opportunité de poursuivre une conversation unique, aussi entreprit-il d’éclaircir son interlocutrice sur les termes qu’il avait employés.

- L’alchimiste est celui qui pratique l’alchimie, la science de la transmutation. Cela permet de produire des substances aux effets variés, parfois même magiques. C’est pour cela que je récolte présentement des ingrédients afin de remplacer mes stocks épuisés. Je n’en suis pas à ma première venue en ces lieux et j’ai connu des situations semblables sur l’ancien continent, aussi je sais comment me débrouiller pour rester en vie.

Le Cafard était resté vague sans mentir pour autant à propos de sa vie sur Ambarhùna. Bien qu’il n’ait jamais croisé la moindre Chimère dans son errance, sa formulation pouvait très bien être interprétée comme une référence à celles-ci.

Il tourna un instant la tête vers le cratère où la saurienne s’était nourrie un peu plus tôt, envisageant aller y faire un tour dès qu’il en aurait l’occasion. La cendre de feu draconique était un élément auquel il n’avait jamais eu affaire et peut-être en tirerait-il quelque chose d’intéressant, en plus d’avoir accès à d’éventuelles carcasses s’il en restait quoi que ce soit.

Lorsque l'alchimiste ramena sa tête dans sa position initiale, les cristaux situés sur son trapàze gauche et à la base de son cou produisirent un frottement de verre contre verre bien audible. Sans y porter attention, l'homme repris la parole, posant à son tour une question pour peut-être mieux confirmer son hypothèse quant à la conscience collective, lui donnant une tournure beaucoup plus naïve.

- Si vous me le permettez, j’aurais une question de nature informative : il y a exactement deux mois j’ai rencontré dans cette même région Kaalys, le Dragon de Nacre. Le connaitriez-vous?

La Dragonne de Quartz mentionna sans détour que la vie de l’alchimiste ne lui importait pas vraiment, lui permettant de constater qu’elle et lui semblaient partager une opinion similaire. Elle répondit ensuite par la négative à sa question, ajoutant que la plupart des représentants de sa race dans l’Archipel étaient liés, contrairement à elle qui était libre. C’était des termes avec lesquels il s’était déjà familiarisé, mais d’entendre un Dragon les utiliser ainsi, en particulier un Dragon de son âge, lui permettait d’en attester officiellement l’usage.

Cependant, la réponse donnait à Demens d’autres informations qui pourraient toujours lui servir. D’abord, elle confirmait de façon beaucoup plus claire que la conscience collective des sauriens n’était pas simplement une sorte de noosphère qui absorbait le savoir de chaque écailleux comme le ferait une éponge, sinon Keetech aurait non seulement su ce qu’était un alchimiste, mais elle aurait aussi su parfaitement qui était Kaalys sans évoquer le moindre besoin de le rencontrer pour discuter avec lui.

Ensuite, il devenait assez explicite à la lumière de ses dires que tous les Dragons ne partageaient manifestement pas le même avis à propos du concept de liaison avec les dragonniers. Cette constatation allait plutôt à contresens de toutes les rumeurs qui couraient à propos de la magie du lien, allant parfois jusqu’à la dépeindre comme un cadeau de la part des Dragons. Cela dit, la révélation n'étonna pas non plus le Cafard qui trouva le tout plutôt logique, se doutant bien que des êtres aussi complexes que les Dragons avaient leurs propres conflits.

Mais voilà que la Maîtresse de l’Orage le questionnait à son tour, mentionnant que leur rencontre tirait tout de même à sa fin. La formulation employée sous-entendait qu’elle avait d’abord et avant tout été attirée vers Demens spécifiquement à cause de ses cristaux qui était comme par hasard de la même teinte que ceux qui couvraient sa peau écailleuse.

- Lorsque j’étais encore sur Ambarhùna, j’ai exploré les possibilités que fournissaient certaines potions. L’une d’elle permet normalement de se transformer temporairement en pierre vivante. Les cristaux étant une forme minérale plus raffinée, j’ai voulu créer une potion qui métamorphosait plutôt le corps en cristal, mais l’effet ne fût pas celui escompté et depuis ce temps, ces cristaux poussent sur moi. Le fait qu’ils soient d’une nature quasi identique aux vôtres n’est que le fruit du hasard. J’ai fait usage d’une souche cristalline qui était commune dans la région où je me trouvais alors.

Ce mal, il avait déjà tenté de l’enrayer, mais sans succès. Une nouvelle idée venait pourtant de germer dans son esprit. Les cendres auxquelles il pensait plus tôt provenaient d'être brûlés par les flammes de la Dragonne qui lui faisait face et celle-ci était en parfaite symbiose avec ses cristaux. Aux yeux d’un individu lambda, ce fait n’aurait été d’aucune importance particulière, mais un alchimiste du calibre de Demens pouvait assurément exploiter des possibilités inattendues du matériau et peut-être même s’en servir à son avantage. Après le départ de Keetech, il irait recueillir autant de cendre que possible, car nombre de tests allaient s'ensuivre.

- Merci pour ces précieuses informations, à présent je comprends mieux le métier d'un alchimiste et l'usage que tu fais des ingrédients que tu utilises. En effet, tes cristaux ont une origine différente des miens.

Ainsi se contenta-t-elle de son explication sans vouloir aller plus loin, ce qui renforçait l’impression de Demens vis-à-vis son intérêt pour ses cristaux. Si tous deux possédaient des excroissances de la même couleur, celles de Keetech étaient en revanche beaucoup plus régulière que les siennes, détail qui fit germer d’autres idées à explorer dans l’esprit de l’alchimiste.

Relevant sa tête massive vers le ciel maintenant bien chargé et sombre, la saurienne laissa savoir que la tempête qui allait éclater serait d’une grande puissance, donnant ainsi une autre information à propos d’elle : ses capacités à contrôler les cieux étaient héréditaires, provocant cette fois-ci de nouvelles questions chez l’Humain. Il n’eut cependant pas l’occasion de poursuivre la conversation, car la Maîtresse de l’Orage s’envolait déjà parmi les nuages sans même le saluer. Malgré la pluie violente qui diminuait la visibilité, il put suivre quelques temps des yeux sa silhouette massive qui se détachait de la couche nuage à chaque éclair.

Lorsqu’elle fut éloignée, Demens se dirigea d’un pas rapide vers le cratère où la Dragonne s’était trouvée un peu plus tôt. Il s’avançait ainsi en ignorant autant la foudre qui pouvait s’abattre sur lui à chaque instant que l’eau qui avait déjà mouillé son armure ainsi que son corps. Arrivé en bordure du cratère, il put voir au fond de celui-ci des restants de choses qu’il ne pouvait pas identifier, mais qui baignaient dans une mare d’eau grisâtre récemment formée.

Lorsqu’il eut mis les pieds dans ladite mare, le Cafard réalisa que les cendres qu’il prévoyait prendre était en suspension dans l’eau, rendant impossible une récolte suffisante. Le souffle draconique devait être particulièrement chaud pour provoquer une cendre aussi fine, mais en plongeant les mains sous l’eau, il ressortit des morceaux chitineux.

~ Des karapts. ~

Comme les autres habitants de l’île, il avait entendu parler de ces êtres insectoïdes qui n’avaient été observés que par des dragonniers. Il profita de la pluie pour les nettoyer de toute saleté avant de les glisser dans sa sacoche sans fond. À défaut de cendre de feu de dragon, il allait tout de même pouvoir être le premier à étudier les propriétés du corps de ces créatures.

Après s’être assuré d’avoir récupéré tout ce qui était récupérable, l’alchimiste ressortit du cratère et prit la direction d’Athgalan, récoltant sur son chemin d’autres ingrédients manquants pour lesquelles le contact avec l’eau ne changeait rien.